Evelyne Wilwerth, Hôtel de la mer sensuelle, editions Avant-Propos, 2015

Chronique de Jean-Paul Gavard-Perret

WilwerthEvelyne Wilwerth, Hôtel de la mer sensuelle, editions Avant-Propos, 2015.

Sous un soleil jaune azuré (cela est-il une couleur, peut-on le dire ?) Evelyne Wilwerth choisit la poésie en prose romanesque pour évoquer l’érotisme. A cela une raison majeure : « la première nous tend les bras » écrit-elle. Le second aussi. Mais comme ses consoeurs Yvonne Caroutch, Vénus Khoury-Ghata, Lucie Spède, l’auteure de « Hôtel de la mer sensuelle » accorde à l’érotisme une part de jeu. Embrasure, embrassement et embrasement vont de pair sur la pointe des soupirs. La femme sitôt vue, l’homme sitôt enveloppé de la chaleur aux mains nues, le trouble infuse l’air avec légèreté aussi étroitement que le volet se colle à sa feuillure.

D’une chambre à l’autre, les mots glissent entre des genoux, veulent la tiédeur mais aussi l’altitude sur l’oblique des membres et sur le drap froissé. La poétesse joue des mèches de la flamme amoureuse sans trop les dénouer. Il arrive même que la parole ouvre la bouche dans le muet jusqu’en la gorge profonde. Caressant à tâtons, la main s’approche pour cadencer le plaisir selon des vagues audacieuses. Si bien que dans l’ « hôtel de la mer sensuelle » les fenêtres sont ouvertes mais la porte fermée. Un murmure rapidement est presque inaudible dans la forge du plaisir. Et la fusion crée des écarts lorsque la poétesse comme ses personnages laisse les Zeus fléchir dans leurs hautes pensées de parvenus. Au Parnasse elle préfère la chambre de la mer.

Sous ses pavés sa place et sa plage dès que l’amant profite de la brèche de « jambes très écartées ». Voici soudain, sortant des chambres, le chant des profondeurs cachées. Les amants pour un temps de jeu seront deux homologues barbares, égaux dans leurs annonciations et leurs ébats. La poésie en prose les exhausse dans les gouffres de la féminité formatrice. La profondeur s’y fait surplomb. Et sur la fraîcheur de l’écart des mots surgissent l’ouverture suprême, la parole emportée étrangère au langage de certitude. Elle fait se conjoindre les êtres pour franchir le seuil d’un plaisir à la fois connu mais jusque-là ignoré. Et si une cloison de peau départage les amants, un même mouvement les enveloppe dans l’attente de mots qui pourraient s’y glisser. C’est là ramener le vocable écrit au mot proféré. Le mot non dans son vouloir d’éternité mais dans le souffle qui le profère et qui se pâme.

©Jean-Paul Gavard-Perret

Thierry Davila, Shadow Pieces (David Claerbout), Edition bilingue (français / anglais), 192 pages, Mamco, Genève, 2015, 28 €.

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Thierry Davila, Shadow Pieces (David Claerbout), Edition bilingue (français / anglais), 192 pages, Mamco, Genève, 2015, 28 €.

Thierry Davila est philosophe, historien de l’art, commissaire d’exposition, et conservateur au Mamco. Il a publié entre autre : « Marcher, créer. Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle » (Éditions du Regard), « In extremis. Essais sur l’art et ses déterritorialisations depuis 1960 » (La lettre volée), et « De l’inframince. Brève histoire de l’imperceptible de Marcel Duchamp à nos jours » (Éditions du Regard). Il publie aujourd’hui le livre référence sur l’artiste belge David Claerbout.

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Celui-ci crée divers croisements entre l’image fixe et ce que Deleuze nomma « l’image mouvement » dans un travail sur sa « texture » digitale pour transformer la perception de l’image, de l’espace et du temps. « Dans la plupart de mes travaux de ces 10 dernières années, le temps et l’espace sont devenus les points d’ancrage de ma production vidéographique » précise le créateur. Introduisant des éléments narratifs dans ses montages/montrages depuis 2005 (Sections of a Happy Moment ou encore Long Goodbye) l’artiste montre à travers de telles œuvres l’évolution du temps, le déploiement de l’espace au sein d’architectures de notre culture et de notre monde urbain contemporain.

Intéressé par l’artificialité de l’image mouvante et par le manque de relief de l’écran ou de l’impression, l’artiste par le recours à la photographie crée une scénographie pénétrante et en ce qu’il nomme une « semitransparence » qui éloigne le regardeur des contraintes de la salle de cinéma. Entre image fixe et en mouvement, entre photographie et techniques numériques, les œuvres de Claerbout sont parfois difficiles d’accès pour le profane. Le spectateur doit accepter de passer par des temps vides ou morts avant que quelque chose se passe. Ce spectateur est donc induit dans une confrontation avec la durée et une réflexion sur les rapports entre la narration, l’image et ses supports technologiques.

Proche – à sa manière – d’une autre belge (Marguerite Yourcenar), Claerbout crée son « œuvre au noir ». Nuit, ombre créent un monde « de tenebris lucet » qui pose le problème de la frontière de la perception. L’ouvrage en suit le cheminement, fait jaillir les images « cachées » au sein des œuvres. Ce théâtre d’ombre est à la fois aussi originel que proche des recherches les plus nouvelles.

La Tentation du visible passe par excès d’ombre plus que de luminosité. Ce ne sont pas les choses vues qui donnent aux images de l’artiste une poussée créatrice. Elles ne sont pas faites pour commémorer ni pour rapatrier vers un eden artistique. Elles ouvrent au monde une profondeur particulière. En aucun cas le créateur ne les réduit à de petits traités d’archéologie du fugace. Il sait a toujours écarter la tentation de l’exotique, du raffiné en préférant l’épure d’un langage qui nous ramène dans l’ici-bas de notre inconscient où s’ébrouent les multiples avatars encore non mis à nu de nos désirs et de leur revers et de la nostalgie insécable de l’origine dont Claerboult en malaxe l’écume.

 

©Jean-Paul Gavard-Perret

Source images: Les  Presses du Réel

Pierre Schroven, Autour d’un corps vivant, L’arbre à paroles, Amay (Belgique), 98 pages, 12€.

Chronique de Jean-Paul Gavard-Perret

 

pierre-schrovenImage trouvée ici

 

Pierre Schroven, Autour d’un corps vivant, L’arbre à paroles, Amay (Belgique), 98 pages, 12€.

 

« Ce qui te porte loin sans regard / Se nourrit d’un geste / Qui ne demande qu’à grandir / Sous l’aile prémonitoire d’une corneille » conclut Pierre Schroven dans un texte lumineux écrit l’égide du peintre né à Liège Guillaume Cornelius van Beverloo cofondateur de Cobra et qui prit pour nom celui de la corneille.

Poète des instants, le poète les magnifie en prête païen (au surplis plié sur un prie-Dieu) pour officier non sans justice dans une écriture plus annonciatrice qu’énonciative et aux vagues chaudes d’un haïku d’un nouveau genre. Le monde recommence. Dans la lumière du soleil instillée entre les feuilles une femme semble venue d’un théâtre japonais pour, passant dans un jardin, glisser dans un lit parfait aux syllabes sonores.

Les poèmes rebondissent du corps pour enlacer le froufrou d’instants qui ouvrent à un désir « tatoué d’oiseaux invisibles ». Hortensias roses, hortensias blancs, murmures que murmures, la lumière au besoin se fait discrète. Reste l’instant, l’instant, l’instant : comme les poètes il ne doit pas disparaître mais renaître.

Schroven desserre le garrot des chronologies, remonte le temps comme une main d’homme grimpe langoureusement le long de la cuisse chaude d’une femme. Il neige des fleurs et chaque poème infléchit leur présence. La poésie n’explique pas elle reprend la familiarité avec le monde en rebond d’après ou d’avant. Mais c’est le présent qui impose sa force – comme le titre l’indique – « autour du corps vivant ». Débordements pythiques, onguents des caresse, bouche ouverte dans l’anamnèse, l’inarticulé, chutes par sursauts, chutes et remontées, extase plutôt que performance, chirurgie d’invisible, par raclement du réel pariétal : entre corps et âme, intériorité et « paysages », les circuits sont rebranchés.

©Jean-Paul Gavard-Perret

Bohumil Kaspa, Du riquiqui dans les mictions», Collection Scolopendre, L’äne qui butine, Mouscron, Belgique, 25 €

Chronique de Jean-Paul Gavard-Perret

Bohumil Kaspa, Du riquiqui dans les mictions», Collection Scolopendre, L’äne qui butine, Mouscron, Belgique, 25 €

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Bohumil Kapsa lâche les chiens dans sa nef des fous qui prend l’eau de toute part au milieu d’incontinents atlantiques. Jusque-là, pour ce (faux) auteur tchèque il y avait du monde aux Balkans mais désormais des rombières avides de mort subite et de petite mort ont pris le relais. Elles deviennent les matrones d’un roman de garces loufoques à la logographie stupéfiante ; preuve que n’est pas dame pipi qui veut.

Dans ce roman aux poils ça sent fort : mais la javellisation du logos a presque raison de tout : tout sauf de certaines turgescentes dont Cristof Bruneel et Anne Létoré ont le secret. Ils sont en effet de parfaits en Méphisto fait d’aises dans ce lieu d’aisance. Car Bohumil Kapsa n’existe pas. Il est le savant mélange de 4 auteurs (dont les deux cités) sortes de nègres (blancs) qui feignent d’en être le traducteur.

Mais qu’à cela ne tienne : dans ce fait-tout (à la main) rien n’est impossible. Même le pire. Mais le rire est majeur en cet éloge secret où tout se tient même si à l’inverse le livre n’est pas à mettre entre toutes les mains. Reposant sur un mélange de pulsions et de réflexions, le texte porte en lui le secret de dame pipi comme le Fatum du supposé auteur entre la lumière et l’ombre, l’intelligence et l’instinct et à travers les pressions de la chair. Surgit alors ce qui dépasse le langage en tant que simple outil de communication…

En une telle œuvre, le secret est donc incarcéré mais libre. Il reste le ferment réactif contre idées connues et fait ressurgir les images naïves et sourdes cachées au profond de l’humain. Le secret trouve soudain de l’existence car le texte révèle le cri (parfois muet) du soulagement intérieur. Pour autant celui-là ne sert pas à « instrumentaliser » le secret. Il remonte vers lui dans l’épreuve du temps et de l’indifférence (feinte) de regard peu apte à contempler ce que les quatre créateurs belges montrent et découvrent en leurs « reservoir dogs ».

©Jean-Paul Gavard-Perret

Salvatore Gucciardo, Méandres, éditions Chloé des Lys, Mouscron (Belgique), 2015, 98 p., 23,60 euros.

Chronique de Jean-Paul Gavard-Perret

Salvatore Gucciardo, Méandres, éditions Chloé des Lys, Mouscron (Belgique), 2015, 98 p., 23,60 euros.

ob_c8ca0f_meandresGucciardo ne cesse d’oxygéner la distance qui sépare l’homme – en ses miels et sels obscurs – du cosmos. Il balaie l’horizon noir, opte pour la lumière en faisant le tri dans des « sentiments entremêlés » envahis de chiendent et autres mauvaises herbes au sein des profondeurs de l’être. En effet, à l’heure de leur départ de quelle étroite blessure se souviendront les hommes s’ils ne font que se laisser bercer sous les laves du ciel ? Le poète se rappelle ainsi au bon souvenir de ceux qui ne cultivent que l’image matérialiste emmagasinée dans leur cervelle. Le poète – en Salvatore donc en sauveur – en rappelle le miaulement macabre et les miasmes.

Plus qu’un autre il opte pour le pari mystique, la bavure des sages, la sapience qui si elle ne remédie apparemment à rien, garde raison de tout. Seule la flamboyance des astres, les symphonies divines peuvent faire baisser les gardes et tronquer les œillères à travers quelques trous de verdure dans les tiédeurs du jour. La saveur mystique tient alors les paupières ouvertes au gré du vent et sèche au besoin les passions qui ne permettent même plus de reconnaître l’autre.

Abondamment noué de soleil, le poème avance à reculons du temps. Certes la tombée du crépuscule arrivera. Néanmoins et afin que l’être ne s’y vautre pas avec le fracas d’un capitaine ivre, il faut au sein des bourdonnements, des arabesques de la chair non pas poster des breloques de pudeur mais atteindre l’inaccessible flegme qui mène aux portes de lumière.

Le poète appelle donc à retrouver la nourriture spirituelle plutôt que cultiver le précipice dans lequel trop meurent d’envie de se jeter. Qu’on se rassure : le temps viendra de ce feu d’artifice ou de cette chinoiserie. C’est pourquoi il faut apprendre à s’y lancer avec élan afin que – lors du tout au trou – l’être puisse s’enflammer l’âme plutôt que de la froisser. A sa manière Gucciardo ne reprendrait-il pas le pari de Pascal ?

©Jean-Paul Gavard-Perret