Hasta el final camina el canto, de Santiago Montobbio. Edition Los Libros de la Frontera, Malaga, 2015.

Chronique de Jean-Luc Breton

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Hasta el final camina el canto, de Santiago Montobbio. Edition Los Libros de la Frontera, Malaga, 2015.

Le poète espagnol Santiago Montobbio poursuit dans l’élégante collection de poésie « El Bardo » l’édition des poèmes qu’il a écrits lors de l’année 2009, une année d’intense et fulgurante production littéraire, avec près de mille poèmes. Hasta el final camina el canto, contrairement aux deux recueils précédents, composés à la fin de l’hiver, est un ouvrage d’été, d’un été espagnol, écrasé de tellement de chaleur qu’on ne peut penser qu’au désert, à la solitude et à la mort, thèmes familiers aux lecteurs fidèles de Montobbio.

L’ouvrage vient avec une substantielle préface de l’auteur, et, quand on connaît le goût du poète pour l’analyse méticuleuse, on ne peut que s’en réjouir. Avec la grande lucidité que lui donne l’habitude de s’explorer lui-même, Montobbio évoque comment ce déferlement subit de poésie pendant quelques mois de 2009 a imposé un schéma à son écriture et à sa vie. Il nous fait fort bien comprendre que, lorsqu’on écrit 8 ou 10 poèmes en une seule journée et autant chaque jour qui suit, les échos lexicaux et sonores s’imposent naturellement d’un poème à l’autre, comme un flot. La métaphore de la rivière, que Santiago Montobbio utilise dans sa préface, est de toute évidence pertinente, puisqu’une rivière est, comme la mer évoquée par Valéry dans son image célèbre, précisément à la fois toujours recommencée, constamment en mouvement, mais toujours identique et en apparence immobile. Et l’écriture est bien ce même flux, qui reprend images et symboles, les mêmes mots et les mêmes agencements de mots, pour dire toujours les mêmes choses de manière à chaque fois différente. A cette métaphore de la rivière ou de la mer, Montobbio marie celle du ver qui retourne la matière littéraire comme la terre et, ce faisant, permet au sens d’être sans cesse questionné et ramené à la surface. Et les mots de Montobbio s’enrichissent dans la répétition, se chargeant de plus en plus de sens d’être employés dans différents réseaux.

En ce sens, la taille importante du recueil (250 poèmes) n’est aucunement gênante : toutes les petites touches de vie créées par Montobbio contribuent à façonner un ensemble où l’angoisse de mort, la force de la vie, celle de l’amour, celle du besoin d’écrire, se marient efficacement au quotidien, une conversation entre amants, un échange sur la littérature lors d’une hospitalisation, un repas de famille, la réplique d’une nièce ou le courrier d’une amie.

Comme le remarque Santiago Montobbio dans sa préface, Hasta el final camina el canto est en quelque sorte un journal intime de moments de vie d’un poète, révélateurs de la condition de l’homme et du créateur, et donc fascinants pour le lecteur qui se réjouit d’être lui aussi transporté par ce flot de mots et de correspondances qui habitent l’auteur.

La conscience qui s’impose à nous dans Hasta el final camina el canto est celle de l’art (Cette vie n’est rien d’autre que de l’art, écrit le poète, et ailleurs il évoque la précipitation de vivre et de dire, et de se sentir vivre dans le dire), qui nourrit chacun de ses écrits depuis toujours. Un des poèmes du recueil illustre de manière inattendue ce thème central : il s’agit également d’un poème inattendu, puisqu’il est plus long que la plupart des autres et particulièrement narratif. Il rapporte une conversation au sujet de l’Albanie, dont on vante la proximité remarquable avec la nature et la culture, l’excellence des produits de la terre qui font de ce pays pauvre et isolé une espèce d’Eden du vrai, mais aussi le seul en Europe où des rhapsodes récitent encore de village en village les poèmes d’Homère. Et ces évocations d’une Europe originelle suivent une allusion à Ismaïl Kadaré, qui a donné une histoire à l’Albanie qui n’en avait pas. En d’autres termes, la vraie Albanie n’est pas celle qu’on voit sur les cartes, mais celle que Kadaré a dessinée dans ses romans. De même, la vraie expérience de soi est celle que Santiago Montobbio essaie de circonscrire dans chacun de ses poèmes (A proprement parler, il n’y a pas de biographie. Tout se passe à l’intérieur), multipliant les définitions de l’écriture et de la poésie, toujours à la recherche de l’ineffable fragment du temps où l’informe est créé, et, devenu création, commence son cheminement inexorable vers sa mort. Montobbio, qui nous a habitués à une poésie intensément métaphysique, retrouve le paradoxe fondateur des Quatre quatuors de T.S. Eliot dans une méditation sur le cycle du commencement et de la fin : L’art est un orphelin qui dans sa fin trouve son origine.

©Jean-Luc Breton